16

 

 

 

Le glisseur tournait le dos au paysage obscur. Reith, les yeux fixés droit devant lui, était hanté de visions fugitives. Des visages qui passaient, déformés par la passion, par l’horreur, par la souffrance. Des silhouettes de Chasch Bleus, de Wankh, de Pnume, de Phung, de Chasch Verts, de Dirdir qui jaillissaient des coulisses de son imagination, sautaient sur la scène, virevoltaient, faisaient un geste et disparaissaient comme elles étaient venues.

La nuit s’étirait. Le glisseur filait plein sud. Quand 4269 de La Carène se leva à l’est, les tours de Heï miroitèrent au loin.

L’atterrissage s’effectua sans incidents, quoique Reith eût l’impression qu’un groupe de Dirdir qui passait l’examinait avec une inquiétante curiosité lorsqu’il quitta le terrain avec son sac plein de sequins.

La première chose qu’il fit fut de se rendre à l’auberge du Terroir d’Antan, mais il n’y trouva ni Traz ni Anacho, ce qui ne l’inquiéta point : ses amis passaient souvent la nuit dans le hangar. Il se dirigea vers son lit en titubant, lança le sac contre le mur, s’étendit et s’endormit presque instantanément.

Une main le secoua. Il se retourna. C’était Traz.

— Tu es venu là, dit celui-ci d’une voix enrouée. C’est bien ce que je craignais. Il faut vite nous en aller. Désormais, nous sommes en danger à l’hôtel.

Reith, encore assoupi, se dressa sur son séant. C’était le début de l’après-midi à en juger par les ombres qui s’étiraient derrière la fenêtre.

— Que se passe-t-il ?

— Les Dirdir ont arrêté Anacho. Ils m’auraient pris moi aussi si je ne m’étais pas justement absenté pour acheter des provisions.

Reith était tout à fait réveillé, à présent.

— Quand l’ont-ils capturé ?

— Hier. C’est Woudiver le responsable. Il est venu nous interroger sur toi. Il voulait savoir si tu prétendais être originaire d’un autre monde. Il s’acharnait et ne se satisfaisait pas de réponses évasives. J’ai refusé de parler. Anacho aussi. Alors, Woudiver s’est mis à lui reprocher d’être un renégat : « Toi, un ancien Homme-Dirdir, comment peux-tu vivre comme un sous-homme avec des sous-hommes ? » Tombant dans la provocation, Anacho a répliqué que la Genèse Double n’était qu’un mythe et Woudiver est parti. Hier matin, les Dirdir sont venus à l’auberge et ils ont emmené Anacho. S’ils le forcent à parler, nous ne serons plus en sécurité. Et l’astronef non plus.

Reith enfila ses bottes. Ses doigts étaient gourds. C’était l’écroulement brutal de tout ce qu’il était parvenu à réaliser au prix de tant de peines. L’effondrement de son existence. Woudiver, toujours Woudiver !

Traz posa la main sur son bras.

— Viens ! Il vaut mieux ne pas rester. Peut-être que les lieux sont surveillés.

Reith empoigna son sac et tous deux quittèrent l’hôtellerie. Ils s’enfoncèrent dans les ruelles de Sivishe sans prêter attention aux visages blafards à l’affût derrière les portes et les fenêtres à la découpe excentrique. Le Terrien se rendit brusquement compte qu’il avait une faim de loup et ils entrèrent dans un petit restaurant où on leur servit des oiseaux de mer bouillis et un gâteau de spores.

Une fois rassasié, Reith commença à avoir les idées plus claires. Anacho aux mains des Dirdir, Woudiver s’attendait certainement à une réaction de sa part. À moins qu’il ne fût à tel point convaincu de l’impuissance d’Adam Reith qu’il pensait que les choses continueraient comme auparavant ? Un sourire farouche étira les lèvres du Terrien. Peut-être, si tel était son calcul, que Woudiver était dans le vrai. Quelles que soient les circonstances, il était impensable de mettre l’astronef en péril. La haine qu’éprouvait Reith à l’endroit de Woudiver était comme une tumeur dans son cerveau. Et il devait la refouler. Il devait tirer le meilleur parti possible de cet atroce dilemme.

— Tu n’as pas revu Woudiver ? demanda-t-il à Traz.

— Si, ce matin. Je suis allé au hangar, pensant que tu y étais peut-être. Il est arrivé à ce moment et est entré dans son bureau.

— Allons voir s’il y est toujours.

— Qu’as-tu l’intention de faire ?

Reith eut un rire étranglé.

— Je pourrais le tuer – mais cela ne nous avancerait pas. Nous avons besoin de renseignements et Woudiver est notre seule source d’informations.

Traz ne répondit pas. Comme d’habitude, Reith était incapable de deviner ce qu’il pensait.

Ils prirent un autobus grinçant. À chaque tour de ses six roues, la tension augmentait. Quand ils arrivèrent au chantier de construction et qu’il vit la voiture noire de Woudiver, Reith sentit le sang affluer à ses joues. Une sorte de vertige s’empara de lui. Immobile, il respira profondément et tout son calme lui revint. Il lança le sac de sequins à Traz.

— Prends ça et cache-le dans l’entrepôt.

Le jeune homme prit l’objet, l’air indécis.

— N’y va pas seul. Attends-moi.

— Je ne pense pas qu’il y aura de difficultés. C’est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre et Woudiver le sait bien. Attends-moi près du hangar.

Et Reith se dirigea vers la bâtisse de pierre qui servait de bureau à Woudiver. Artilo se chauffait à un brasero, debout, les jambes écartées. Il examina le Terrien sans que son expression se modifiât si peu que ce fût.

— Dis à Woudiver que je veux le voir, laissa tomber Reith.

Artilo traversa la pièce sans se presser, entrouvrit la porte de communication, glissa la tête par l’entrebâillement et recula. Le battant pivota, poussé avec une telle brutalité qu’il faillit être arraché de ses gonds, et Woudiver, l’œil flamboyant, la bouche cachée sous la lèvre supérieure surgit, toute bedaine dehors. Son regard vitreux de dieu courroucé balaya la pièce, finit par se poser sur Reith et il ne fut plus qu’un nœud de méchanceté. Sa voix résonna comme un bourdon :

— Te voilà de retour, Adam Reith. Où sont mes sequins ?

— Il ne s’agit pas de tes sequins, répliqua le Terrien. Où est l’Homme-Dirdir ?

Woudiver rentra la tête dans ses épaules et, l’espace d’un instant, le Terrien crut qu’il allait frapper. Et s’il frappait, Reith savait qu’il perdrait son empire sur lui-même – pour le meilleur ou pour le pire !

— Aurais-tu l’intention de chicaner ? gronda le poussah. Réfléchis bien ! Donne-moi mon dû et déguerpis !

— Tu auras ton argent dès que j’aurai vu Ankhe at afram Anacho.

— Tu veux voir ce blasphémateur, cet apostat ? rugit Woudiver. Eh bien, tu n’as qu’à te rendre à la Boîte de Verre. Tu le verras clairement.

— Il est dans la Boîte de Verre ?

— Où pourrait-il être, sinon là ?

— Tu en es sûr ?

Woudiver s’adossa au mur.

— Pourquoi ces questions ?

— Parce qu’Anacho est mon ami. Tu l’as vendu aux Dirdir. Maintenant, il faut que tu me répondes.

Woudiver parut se gonfler, mais Reith reprit d’une voix lasse :

— Assez de théâtre et de cris ! Tu l’as livré aux Dirdir. À présent, tu vas le sauver.

— C’est impossible, répondit Woudiver. Même si je le voulais, je ne pourrais rien faire. Il est dans la Boîte de Verre, tu entends ?

— Comment peux-tu en avoir la certitude ?

— Où l’auraient-ils donc expédié ? Il a été arrêté en raison de ses anciens crimes. Les Dirdir resteront dans l’ignorance de tes plans, si c’est cela qui te tracasse. (Un ricanement d’ogre retroussa ses lèvres.) Sauf, évidemment, s’il révèle tes secrets.

— En ce cas, tu aurais probablement des ennuis, toi aussi.

Woudiver ne fit pas de commentaires et Reith poursuivit sans hausser le ton :

— Avec de l’argent, est-il possible de le faire évader ?

— Non, psalmodia Woudiver. Il est dans la Boîte de Verre.

— Que tu dis ! Comment puis-je en avoir l’assurance ?

— Je te l’ai déjà expliqué : vas-y voir !

— Tout le monde peut y aller en spectateur ?

— Parfaitement. La Boîte n’a pas de secrets.

— Comment faire ?

— Tu traverses Heï, tu entres dans la Boîte et tu montes jusqu’aux galeries qui dominent l’arène.

— Peut-on lancer de là-haut une corde ou une échelle ?

— Bien sûr… à condition d’être prêt à mourir. Celui qui s’y risquerait serait aussitôt jeté dans l’arène. Si tu songes à quelque chose de ce genre, j’irai moi-même voir ça.

— Admettons que je te propose un million de sequins. Pourrais-tu organiser l’évasion d’Anacho ?

Woudiver projeta en avant sa tête massive.

— Un million de sequins ? Et il y a trois mois que tu pleures misère ? Tu m’as berné !

— Pourrais-tu organiser son évasion moyennant un million de sequins ?

Un petit bout de langue rose pointa entre les lèvres de Woudiver.

— Non, je crains que… un million de sequins… je crains que ce ne soit pas possible. Il n’y a rien à faire. Rien ! Comme ça, tu as gagné un million de sequins ?

— Non, répondit Reith. Je voulais seulement savoir s’il était possible de le faire évader.

— Eh bien, ce n’est pas possible, laissa tomber le colosse avec humeur. Où est mon argent ?

— Tu l’auras quand le moment sera venu. Tu as trahi mon ami : tu peux patienter.

De nouveau, Woudiver parut prêt à user de son bras comme d’un fléau mais il se contint.

— Tu emploies les mots dans un sens inexact. Je n’ai « trahi » personne : j’ai démasqué un criminel afin qu’il subisse le sort qu’il mérite. Je ne dois de loyalisme ni à toi ni aux tiens. Tu n’as pas été loyal envers moi et tu aurais encore fait pire si l’occasion t’en avait été donnée. Rappelle-toi, Adam Reith, que l’amitié ne doit pas être à sens unique : n’espère pas recevoir ce que tu te refuses à offrir. Si mes attributs te semblent détestables, sache bien que j’en ai autant à ton service. Lequel de nous deux a raison ? Indiscutablement moi, eu égard aux critères qui sont ceux des lieux et de l’époque où nous vivons. C’est toi l’indésirable et tes protestations sont aussi grotesques qu’irréalistes. Tu me reproches ma cupidité exagérée : as-tu oublié, Adam Reith, que tu as jeté ton dévolu sur moi pour que j’accomplisse des actes illégaux moyennant rétribution ? C’était cela que tu espérais ; ma sécurité, mon avenir, tu n’en as cure. Tu es venu ici afin de m’exploiter, de m’inciter à me lancer dans des entreprises dangereuses en échange de sommes dérisoires. Ne te plains donc pas si ma conduite semble n’être que le reflet fidèle de ta propre attitude.

Reith, incapable de trouver quelque chose à répondre, tourna les talons et sortit.

Dans l’entrepôt, le travail se poursuivait à son rythme coutumier. C’était un asile de normalité après les Carabas et cet extravagant colloque avec Woudiver.

— Qu’a-t-il dit ? s’enquit Traz qui attendait le Terrien sur le seuil.

— Qu’Anacho est un criminel et que je suis venu le trouver dans l’intention de l’exploiter. Qu’opposer à de tels arguments ?

Les lèvres de Traz se retroussèrent.

— Et Anacho ?

— Il est dans la Boîte de Verre. D’après Woudiver, il est facile d’y entrer mais impossible d’en sortir. (Reith, qui arpentait le hangar de long en large, s’immobilisa devant la porte béante, les yeux fixés sur la haute masse grise qui se dressait de l’autre côté du détroit.) Demande à Deïne Zarre de venir un instant.

Le vieil homme ne tarda pas à rejoindre Reith, qui se tourna vers lui :

— As-tu déjà visité la Boîte de Verre ?

— Il y a bien longtemps.

— Woudiver prétend que l’on pourrait lancer une corde du haut des galeries.

— Oui, si l’on fait bon marché de l’existence.

— Il me faut un explosif à fort pouvoir brisant – disons de quoi détruire dix fois cet entrepôt. Où puis-je m’en procurer rapidement ?

Deïne Zarre réfléchit un moment, puis il secoua la tête avec décision.

— Attends-moi ici.

Une heure plus tard, il revint avec deux récipients de terre.

— Voici du battarache et des détonateurs. C’est de la marchandise de contrebande : je te prie de ne jamais dire à personne comment tu es entré en sa possession.

— La question ne se posera jamais. Du moins, je l’espère.

Le Dirdir
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